Affaires personnelles : Annette Messager, Nicolas Krief et Isabelle Rey-Lefebvre
"Les bagageries solidaires sont des dispositifs permettant aux personnes sans-abri de déposer et sécuriser leurs effets personnels. Gratuites, elles visent à apporter une aide matérielle et psychologique, mettant sacs de couchage, vêtements, documents et souvenirs à l’abri de la perte, de la dégradation ou du vol.
Au croisement de l’art et de la solidarité, Transfo, espace culturel établi dans un centre d’hébergement, invite l’artiste plasticienne Annette Messager à ouvrir notre regard sur ces "affaires personnelles", introduites par des images du photographe Nicolas Krief et un reportage de la journaliste Isabelle Rey-Lefebvre." [Texte de salle, Transfo]
Artiste plasticienne, Annette Messager a présenté une sélection d’œuvres historiques et inédites, puisant dans ses propres "affaires". Duvet, chaussures, manteau… sortis de son vestiaire ou de celui de son conjoint disparu, jalonnaient la verrière de Transfo constellée de Vœux, mêlant cheveux et écritures.
Photographe documentaire travaillant notamment pour la presse nationale, Nicolas Krief a présenté à l’accueil de Transfo une sélection d’images réalisées à l’automne 2023 dans des bagageries solidaires de Paris et de Montreuil. Sans mise en scène ni éclairage d’appoint, ses photographies montrent leur usage au quotidien. Des natures mortes complètent ce travail. (commande de Transfo - Emmaüs Solidarité)
Spécialiste du logement et du sans-abrisme, Isabelle Rey-Lefebvre a été journaliste au quotidien Le Monde pendant 20 ans. Avec le reportage "Un début d’adresse", elle a partagé sa rencontre avec des personnes à la rue utilisatrices de ces bagageries, ainsi qu’avec celles et ceux qui les accueillent et les soutiennent. (commande de Transfo - Emmaüs Solidarité)
UN DÉBUT D’ADRESSE
Isabelle Rey-Lefebvre, Novembre 2023
« La nuit dernière, pour la troisième fois, je me suis fait voler ma valise avec toutes mes affaires », raconte, résigné, Christophe*, un habitué de l’espace d’accueil de jour, rue Bichat (10ème arrondissement). Il y débarque dès l’ouverture, à 7h15, avec un sac à dos dont les coutures craquent - « trop chargé », reconnaît-il - et… son balai : « Je ne fais pas l’aumône, je nettoie les trottoirs devant les boutiques et, en échange, les gens, les commerçants m’aident... C’est un habitant qui m’a acheté, hier, ce duvet tout neuf », mal contenu dans un sac déchiré pas facile à ‘trimballer’. Rue Bichat, l’Espace Solidarité Insertion, d’une centaine de mètres carrés, accueillera, dans la journée, quelque 170 sans-abri, surtout des hommes, venus déjeuner, se laver, faire une lessive mais avant tout trouver un sourire, un répit, du réconfort, une écoute. « Mais il manque une bagagerie, déplore Céline Brocas, responsable du lieu, avec de petits casiers sécurisés pour déposer les originaux des documents administratifs ».
Car prouver son identité est une injonction obsédante des institutions : ainsi, Pascal*, rencontré ici, ne peut plus accéder à son compte bancaire de La Poste car, son titre de séjour étant périmé, il ne peut prouver son identité ni produire des relevés bancaires, perdus depuis longtemps. « J’ai de l’argent car j’ai toujours travaillé dans le déménagement et comme emballeur d’objets d’art, pour Drouot et Sotheby’s », raconte-t-il, heureux de montrer, sur son téléphone portable, les photos des œuvres d’art passées entre ses mains, pendules, cartels, bronzes, vases, sculptures « qui valent des centaines de milliers d’euros, parfois des millions ! Quel plaisir, quel privilège de pouvoir les toucher », confie-t-il.
Une séparation puis un licenciement l’ont jeté à la rue : « J’ai d’abord dormi huit mois dans des escaliers et passé mes journées à tirer ma valise comme un galérien obligé de traîner son passé. Les gens nous repèrent, dans la rue, et je vois dans leur regard que, pour eux, on est des moins que rien ». Son emploi du temps est bien réglé : « Après le petit déjeuner rue Bichat, j’ai mon rituel : d’abord les bains-douches publics (la Ville les a remis en service et en propose 16) puis je file à la Congrégation de Mère Téresa, rue Saint-Maur, où je passe mes journées. J’y ai mes affaires - trois chemises, deux pantalons, une veste – et y prends mes repas. C’est chez moi, les soeurs sont mes mamans ! J’en pars vers 20 heures et je retrouve mon coin, Place des Fêtes, où j’ai planqué deux matelas ».
Faute de place pour mettre les affaires personnelles à l’abri, l’accueil Bichat a noué des partenariats avec des consignes proches, dont la Bagagerie 20, Porte de Bagnolet, dans un local mis à disposition par la Régie Immobilière de la Ville de Paris, où tout tient dans cinquante mètres carrés : sur rue, une petite entrée avec chaises, table et ordinateur, une première pièce avec un bureau d’accueil, un réfrigérateur, une cafetière et, sur cour, une salle un peu plus vaste où s’alignent et s’empilent une cinquantaine de casiers en bois avec chacun sa serrure, une cabine pour se changer, un évier et des toilettes.
Veronica*, la soixantaine mince et tonique, mise soignée, veste ajustée, pantalon slim et boots, arrive dès l’ouverture, à 9h30, avec un grand sac de toile noire bourré de papiers. Cette ancienne traductrice, originaire des pays de l’Est, dispose, depuis six mois, d’un casier qu’elle a rempli de sacs et de cartons. En cinq minutes, elle étale tout sur le comptoir pour déballer, trier, remballer, comme par plaisir, vêtements et affaires de toilette, dans un précieux moment d’intimité.
Le casier de Roland*, 66 ans, est, lui, un modèle d’ordre : ses trois chemises sont pliées, une grosse valise à roulettes, en métal, renferme une autre valise avec tous ses dossiers : « J’essaie d’obtenir ma retraite mais je me suis fait voler mes papiers et je dois reconstituer tout mon dossier », explique cet ancien responsable de la répartition des affiches publicitaires dans le métro. La bagagerie n’étant ouverte que quatre jours et demi par semaine, Roland doit anticiper le mieux possible les effets à conserver dans son sac à dos selon la météo, les démarches à accomplir, les laveries accessibles… « Je garde avec moi mes affaires de nuit et un blouson bien chaud pour dormir dans les portes de garage, les parcs, là où je ne gêne pas, peut-être une station de métro laissée ouverte par la RATP, précise-t-il. Mais mon sac à dos est lourd et je marche beaucoup ».
A 10 heures, ils sont déjà cinq à s’affairer dans la Bagagerie 20 après avoir branché leurs portables à recharger. Le smartphone est l’outil de survie des personnes en errance, donc un objet de convoitise souvent dérobé : Victor*, 33 ans, sort le sien de la poche de son élégante veste de tweed et montre comment se servir d’une application dédiée, Soliguide.fr, qui recense tous les services, vestiaires, distributions alimentaires, bains-douches, permanences médicales, buanderies mais aussi points d’eau et boites à lire à proximité de là où l’on se trouve, selon le genre, l’âge, le statut administratif et familial… Ces applications peuvent économiser quelques pas aux sans-abri qui parcourent, le plus souvent à pied, des kilomètres dans la ville. A peine arrivé, Victor* s’est déchaussé pour masser ses pieds endoloris. Le casier d’Adrien* contient une énorme valise à roulettes pour moitié remplie de papier mais « c’est trop petit : j’ai besoin de 50% plus grand, revendique-t-il. La bagagerie, c’est bien mais elle n’est pas tout le temps accessible, on ne peut pas se changer quand on veut ».
L’idée d’installer des casiers dans les rues pour les rendre accessibles en permanence vient de Lisbonne, où l’architecte Duarte Paiva les a créés en 2015. Emmaüs Alternatives les a importés, dès 2018, d’abord dans les rues de Montreuil (Seine-Saint-Denis), limitrophe de Paris, à l’Est, où l’association a son siège. A Montreuil, deux blocs d’une douzaine de hauts ‘casiers solidaires’ en métal ont donc été scellés dans le bitume tout près de stations de métro. « Au début, ils étaient simplement peints en bleu et sans cesse tagués, se souvient Samantha Demajaux, référente sociale d’Emmaüs Alternatives, alors nous les avons fait décorer par deux artistes, Stayreo et Matrupix, et, depuis, ils restent intacts » et ajoutent même au mobilier urbain ordinaire des objets esthétiques, deux rangées dos-à-dos de six totems multicolores, appréciés des riverains.
« Les utilisateurs signent un contrat de 3 mois, renouvelable, s’engageant à ne pas déborder de leur espace en échange de quoi ils en ont la clef et l’accès illimité, précise Samantha Demajaux. Je suis, moi, à leur disposition, au pied des casiers, pour toutes leurs démarches administratives, médicales… Ces casiers, pour moi, c’est une porte d’entrée pour un travail au long cours ». Un travail qui passionne Mme Demajaux et résonne avec son histoire personnelle ayant elle-même, plus jeune, connu la galère. « Ces personnes ont tellement peu l’habitude que l’on se préoccupe d’elles que l’un d’entre eux, que, après trois semaines de silence, j’avais réussi à joindre à l’autre bout de la France, était surpris de mon appel : « Personne ne s’inquiète jamais de moi », protestait-il ».
« J’ai déjà perdu tellement d’affaires que je viens tous les jours ouvrir le casier et jeter un coup d’œil pour vérifier qu’elles sont bien là », confie Jacques*, d’origine camerounaise, passionné de mode, couturier de métier, en formation pour devenir réparateur de vélos et qui a, cependant, oublié sa clef de casier et emprunte son double à Samantha Demajaux. Il n’y conserve qu’un gros carton d’une marque partenaire, encore intact, contenant un kit avec oreiller, sac de couchage, sac à dos, gourde, couverts, piles, réveil… Après des années à la rue, « ce qui épuise même si on ne se l’avoue pas » assure-t-il, Jacques* vit dans une camionnette qu’il est en train d’aménager : « Je rêve d’y installer un four pour cuisiner, un frigo, une table à repasser et une machine à coudre ». Pour Abou, son voisin, « avoir une clef, c’est une marque de confiance et je l’ai toujours sur moi, dans ma poche ou dans ma chaussure. Je me sens moins précaire ».
Un bloc de 12 casiers à trois étagères et quatre compartiments coûte 30 000 euros, budget auquel il faut ajouter un mi-temps de travailleur social. Une douzaine d’autres blocs de casiers ont été posés à Clermont-Ferrand (12 casiers, en 2021), Annecy (12 également, en 2022), avant, bientôt, Angers (14 casiers), Amiens, Vannes, Lyon, Nancy et Bordeaux. « La demande est forte, observe Marie-Hélène Le Nédic, directrice du pôle Action Sociale d’Emmaüs Alternatives. De nombreuses villes ont pris conscience de l’intérêt des casiers individuels grâce auxquels nous redonnons de la légèreté à l’utilisateur, nous protégeons ses affaires - souvent volées, parfois jetées par les services de propreté -, nous respectons son rythme et lui permettons de ne pas être identifié comme précaire. L’accompagnement social innovant que nous pouvons y adjoindre permet de le rapprocher d’une sortie de la rue, notre but premier ».
La bagagerie Mains Libres, près du Châtelet, propose un autre fonctionnement : « Elle a été créée en 2007 à l’initiative d’habitants de ce quartier où les sans domicile fixe sont nombreux, raconte Elisabeth Bourguinat, l’une des fondatrices. Nous voulions faire quelque chose pour eux mais ne savions pas quoi. Françoise Aba, l’une de nous, également membre d’ATD Quart Monde, a simplement suggéré de leur demander ! ». Et sur la dizaine de personnes sans-abri réunies, alors, à la Pointe Saint-Eustache, l’accueil de jour voisin, huit ont tout de suite répondu avoir besoin d’un lieu pour déposer leurs bagages et qui soit ouvert tous les jours de l’année, même fériés. Mains Libres a été ouvert dans un local mis à disposition par la Ville de Paris, sur deux étages : au rez-de-chaussée, outre les 52 casiers d’un demi-mètre cube chacun, ouverts mais regroupés dans une pièce fermée, une cabine pour se changer, des toilettes avec lavabo, un poste avec ordinateur ; à l’étage, une vaste pièce avec cuisine et réserve, une grande table pour déjeuner et se réunir, quatre ordinateurs à grand écran et deux imprimantes.
Non seulement le lieu ouvre deux fois par jour, entre 7 heures et 9 heures puis de 20 h à 22 heures, mais les permanences sont tenues par les usagers eux-mêmes, qui s’engagent à être présents une fois par semaine. « Pour moi, cette permanence du mercredi matin, c’est sacré, lance Ahmed*, membre depuis 2018. J’aime préparer le café pour tout le monde car je sais que c’est ce qu’ils attendent. Et on discute, on devient amis ». « Ici, les gens sont responsables et ça change tout, assure Ali*. Tous ont le badge d’accès, tous sont responsables des lieux, tous participent aux permanences ou au grand ménage mensuel… C’est aussi nous qui, la semaine dernière, avons tout repeint ». Le conseil d’administration de l’association, réuni chaque semaine, est composé à parité de bénéficiaires, appelés « SDF » pour Sans Domicile Fixe, et de bénévoles « ADF » puisqu’Avec Domicile Fixe. Il organise les plannings, attribue les casiers vacants, prononce parfois un rappel ou un avertissement mais il en faut beaucoup avant de se voir exclu.
Le pool d’associations réuni autour de Mains Libres organise, en outre, des sorties (Musée Picasso, Château de Versailles…), des week-end (Normandie…) et, plusieurs fois par an les « SDF » sont recrutés pour, par exemple, tenir le vestiaire du Bal de La Bourse ou mettre en place la brocante-vide-grenier, rue de la Banque : « Encore une occasion de contacts avec d’autres personnes et de ne pas être considérés comme SDF », se félicite Ali.
Ces consignes, casiers et bagageries sont devenues un point d’ancrage, un début d’adresse, un refuge, parfois une famille pour des personnes sans-abri qui attendent patiemment un logement : « Nous, les SDF, on mérite. Dites-leur ! », résume Ali.
*Les prénoms sont modifiés afin de respecter l’anonymat des personnes rencontrées
Dans la nuit du 26 au 27 janvier 2023, à Paris, 3 015 personnes, dont 10% de femmes, dormaient dans la rue, soit 417 de plus qu’en 2022 : 269 ont passé la nuit sur les talus du périphérique ou dans les parcs et jardins, 202 dans les bois de Boulogne et de Vincennes, 195 dans les stations de métro et de RER, 128 dans les gares, 44 dans des parkings et 47 dans les salles d’attente d’hôpitaux et des halls d’immeubles. Inspiré de l’expérience menée à New-York, ce recensement, appelé Nuit de la Solidarité, qui mobilise, à Paris, jusqu’à 2000 bénévoles et travailleurs sociaux, est un rendez-vous annuel depuis 2018 et a, au fil des ans, essaimé en banlieue et dans d’autres villes de France telles Toulouse, Montpellier et Lyon où 220 sans-abri ont été recensés en 2023.
sélection documentaire
Doctorante, Soizic Paillou s’intéresse aux violences vécues par les femmes sans domicile fixe et à leur prise en charge par l’intervention sociale. Pour Transfo, elle a partagé une sélection documentaire sur la grande précarité à travers le genre, mêlant références universitaires et personnelles.
- Bresson Maryse, Sociologie de la précarité, coll.128, édit. Armand Colin, Paris, 2020.
- Brousse Cécile, Firdion Jen-Marie, Marpsat Maryse, Les sans domicile, La Découverte, Paris, 2008.
- Colombani Laetitia, Les Victorieuses, Le livre de poche, Paris, 2019.
- Damon Julien, L’exclusion, Que sais-je ?, Paris, 2018.
- Fondation Abbé Pierre, 28e rapport sur l’état du mal logement en France en 2023, Paris, 2023.
- Firdion Jean-Marie, Marpsat Maryse, "Devenir sans domicile : ni hasard, ni fatalité", in Population et Sociétés, N° 313, mai 1996.
- Gaboriau Patrick et Terrolle Daniel, Ethnologie des sans-logis, étude d'une forme de domination sociale, l'Harmattan, logiques sociales, Paris, 2003
- Loison-Leruste Marie, Perrier Gwenaëlle, "Les trajectoires des femmes sans domicile à travers le prisme du genre : entre vulnérabilité et protection", Déviance et Société, volume 43, 2019 p. 77-110.
- Maurin Marine, "Femmes sans-abri : vivre la ville la nuit. Représentations et pratiques" . In: Les Annales de la recherche urbaine, N°112, 2017
- Miano Leonora, Stardust, Grasset, Paris, 2023
- Paugam Serge, La disqualification sociale, essai sur la nouvelle Pauvreté, Presses Universitaires de France, Paris, 1991.
- Sous la direction de Paugam S., L’exclusion, l’état des savoirs, La Découverte, 1996
- Film documentaire : Lajeunie Claire, Femmes, de la rue à l’abri, Produit par L2 Fils, Diffusé sur France 2 (Infrarouge) le 2 décembre 2020